Date : 15 septembre 2025 | Rédigé par Manus AI
L'hôpital Asgård à Tromsø sous les aurores boréales, symbole de l'innovation thérapeutique norvégienne
Introduction
La Norvège a été le théâtre d'une expérience pionnière et audacieuse dans le domaine de la santé mentale : l'intégration, au sein de son système de santé public, d'unités de traitement pour les troubles psychotiques sévères, dont la schizophrénie, sans l'utilisation systématique de médicaments antipsychotiques. Initiée en 2015 par une directive ministérielle, cette approche a suscité un immense espoir à l'échelle internationale, étant perçue comme une potentielle révolution dans un champ dominé par le modèle biomédical. Ce compte rendu détaillé se propose d'analyser les travaux menés en Norvège, en examinant la genèse du projet, ses méthodologies, ses résultats cliniques, les controverses qu'il a suscitées, et les raisons de son déclin apparent, afin d'en tirer des leçons pour l'avenir de la prise en charge psychiatrique.
1. Genèse d'une Révolution Thérapeutique
L'émergence de cette initiative radicale ne peut être comprise sans analyser le contexte psychiatrique norvégien des années 2000-2010. Le pays était confronté à deux problématiques majeures : un taux de traitement sous contrainte plus élevé que dans de nombreux autres pays européens et une insatisfaction croissante des usagers face aux effets secondaires des neuroleptiques et au manque d'alternatives [1, 2].
"La psychiatrie sous contrainte est très développée en Norvège. Par rapport à de nombreux autres pays, beaucoup de personnes sont forcées à prendre des médicaments ou à être hospitalisées. Il n'y avait pas d'aide possible si vous ne vouliez pas de médicaments. Cela a été dénoncé pendant des années, entre autres par le Comité contre la torture des Nations unies." - Mette Elingsdalen, Présidente de l'association d'usagers WSO [1].
Ce mécontentement a catalysé la formation d'une puissante coalition de cinq associations d'usagers et de familles. Menées par des figures comme Mette Elingsdalen, qui a elle-même vécu une expérience difficile avec les traitements forcés, ces organisations ont milité pendant plus d'une décennie pour le droit à un traitement sans chimie. Leur plaidoyer, fondé sur les droits humains et le principe d'autodétermination, a fini par trouver un écho politique.
En 2015, le ministre de la Santé de l'époque, Bent Høie, a pris une décision historique. En réponse directe à la mobilisation des usagers, il a ordonné aux quatre autorités sanitaires régionales du pays de créer et de financer des unités de traitement sans médicaments au sein des hôpitaux publics. Cette décision a fait de la Norvège le premier pays au monde à intégrer officiellement une telle option dans son système de santé étatique [2].
2. Le Cadre Institutionnel et les Programmes Phares
La directive de 2015 a donné naissance à plusieurs programmes notables, qui sont rapidement devenus des exemples observés par la communauté internationale, y compris l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
Programme | Statut | Localisation | Caractéristiques Clés |
---|---|---|---|
Unité Asgård | Publique | Hôpital de Tromsø | Unité de 6 lits, dédiée aux psychoses, pionnière de la directive. |
Hurdalsjøen | Privé (fermé en 2023) | Près d'Oslo | Centre de rétablissement plus large, offrant une approche globale. |
Thérapie BET | Publique | Hôpital de Blakstad | Service spécialisé en Thérapie d'Exposition Basale, reconnu par l'OMS. |
Nedre Romerike | Publique | DPS local | Autre unité publique offrant des services sans médicaments. |
L'unité de l'hôpital Asgård à Tromsø, dirigée par le Dr Magnus Hald, a été la première à ouvrir spécifiquement pour les patients psychotiques suite à la directive et est devenue le symbole de cette initiative. Parallèlement, la Thérapie d'Exposition Basale (BET), développée dès 2000 par le psychologue Didrik Heggdal, a été intégrée à ce mouvement et a même été citée en 2021 par l'OMS comme l'un des trois programmes hospitaliers modèles au monde incarnant une approche de la psychiatrie fondée sur les droits humains [4].
Ces initiatives, bien que modestes en termes de capacité, représentaient une validation institutionnelle du droit au choix et attiraient l'attention de figures internationales comme Dainius Pūras, alors Rapporteur spécial des Nations Unies pour la santé, qui appelait à un "changement radical de paradigme" en santé mentale [4].
3. Méthodologies et Approches Thérapeutiques
L'approche norvégienne ne se résumait pas à une simple absence de médication. Elle reposait sur un ensemble de pratiques thérapeutiques intensives visant à fournir aux patients les outils pour comprendre et gérer leurs expériences psychiques.
L'Approche de l'Unité Asgård (Tromsø)
Sous la direction du Dr Magnus Hald, l'unité de Tromsø a développé un modèle centré sur le patient, qui se distingue nettement du traitement standard :
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Environnement Thérapeutique : Une petite unité de 6 lits avec un ratio personnel/patient élevé (24 pour 6), permettant une attention individualisée.
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Choix Éclairé : Les patients, admis sur une base volontaire, avaient le choix de ne pas prendre de médicaments ou d'entamer un processus de sevrage supervisé.
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Thérapie Intensive : L'accent était mis sur des thérapies qui, selon les témoignages, n'étaient souvent pas proposées aux patients sous de fortes doses de neuroleptiques. L'art-thérapie, par exemple, jouait un rôle central dans la reconnexion des patients à leurs émotions [2].
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Philosophie de Soin : L'objectif n'était pas seulement de supprimer les symptômes, mais d'explorer leurs significations et les besoins sous-jacents. Le Dr Hald critiquait ouvertement le mythe du "déséquilibre chimique", arguant qu'"aucune recherche ne soutient vraiment cela" [2].
Motivations des Patients
Une étude de 2024 menée par Reitan et al. a exploré les raisons pour lesquelles les patients demandaient à intégrer ces programmes [3]. Les résultats révèlent une motivation complexe, loin d'un simple rejet des médicaments :
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Un Espoir Salutogénique : Le concept de traitement sans médicaments représentait un "espoir salutogénique de changement", une opportunité de reprendre le contrôle de leur vie, liée à un sentiment d'auto-efficacité.
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Expériences Passées : Si beaucoup rapportaient des expériences négatives avec les médicaments (effets secondaires, perte d'émotions), certains reconnaissaient aussi des aspects positifs. Le sevrage était souvent décrit comme un processus "solitaire et difficile" tenté auparavant sans succès.
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Le Rôle Crucial du Soutien : Le facteur le plus déterminant était la présence d'un soutien, qu'il soit familial ou professionnel, pour "oser espérer un changement".
4. Résultats Cliniques et Sécurité
L'un des arguments principaux contre l'initiative était le risque supposé pour la sécurité des patients et du personnel. Cependant, les données rapportées, bien que limitées, contredisent ces craintes.
Bilan de l'Unité Asgård (2017-2019)
Un bilan après trois ans de fonctionnement, présenté par le Dr Hald en 2019, offre des résultats notables [4] :
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Plus de 50 patients avaient été traités.
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Plus de la moitié avaient choisi de ne pas prendre de neuroleptiques pendant leur séjour.
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Aucun incident de sécurité majeur n'a été rapporté : aucune agression du personnel et aucun suicide parmi les patients, y compris après leur sortie.
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Après quelques transferts vers des unités d'urgence au tout début, le service était devenu capable de gérer les crises en interne.
Bénéfices Qualitatifs
Au-delà des chiffres, les bénéfices qualitatifs rapportés par les patients et leurs familles étaient frappants :
"Une femme nous a dit : 'Je pensais avoir perdu mon mari il y a quatre ans, et maintenant il est de retour.'" - Dr. Magnus Hald [4].
Les patients décrivaient un sentiment puissant de "retrouver leurs émotions" et de découvrir de "nouvelles façons de gérer leurs symptômes" au lieu de simplement les anesthésier. Ces témoignages suggèrent un processus de rétablissement profond, allant au-delà de la simple stabilisation symptomatique.
5. Controverse et Résistance Systémique
Le conflit entre le modèle biomédical traditionnel et l'approche norvégienne de rétablissement
Malgré ces résultats encourageants, l'initiative a fait face à une opposition féroce et persistante de la part de l'establishment psychiatrique norvégien. Dès son lancement, des leaders d'opinion de la psychiatrie ont qualifié l'approche de "malpratique" et d'initiative "antipsychiatrique" dangereuse, la comparant aux expériences ratées des années 1960 et 1970 [4].
Cette résistance institutionnelle ne s'est jamais estompée. Elle illustre le conflit profond entre deux paradigmes de soin :
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Le modèle biomédical dominant, qui considère la psychose comme un trouble cérébral nécessitant une correction pharmacologique.
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Le modèle de rétablissement fondé sur les droits, qui met l'accent sur l'autodétermination, le sens et la capacité de la personne à se rétablir avec ou sans médicaments.
L'opposition a été un facteur clé, créant un environnement hostile et limitant l'expansion et la pérennisation des programmes.
6. Le Déclin d'une Révolution (2023-2024)
L'élan initial, porté par un fort soutien politique et populaire, a commencé à s'essouffler au début des années 2020. Le changement de gouvernement en Norvège a été un tournant décisif, entraînant une réorientation des politiques de financement.
La chronologie du déclin est rapide et brutale :
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Début 2023 : Le centre privé Hurdalsjøen, qui représentait la majorité des lits sans médicaments, ferme ses portes après que le nouveau gouvernement a mis fin au financement public des hôpitaux privés [4].
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Octobre 2023 : L'hôpital universitaire du Nord de la Norvège annonce un plan pour fermer l'unité pionnière de 6 lits d'Asgård, la remplaçant par un vague système de "consultants" en ambulatoire [4].
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Juin 2024 : L'hôpital de Vestre Viken annonce des plans qui entraîneraient la fermeture du service de Thérapie BET, pourtant reconnu internationalement par l'OMS [4].
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Juillet 2024 : La dernière unité publique restante, à Nedre Romerike, est également programmée pour la fermeture [4].
"En chiffres bruts, c'est un résultat tragique après douze ans de travail acharné." - Mette Ellingsdalen [4].
En l'espace de moins de deux ans, une initiative qui avait été un "appel de clairon pour une révolution" s'est vue pratiquement démantelée, illustrant la fragilité des innovations face aux structures de pouvoir établies et aux changements politiques.
7. Conclusion et Implications pour l'Avenir
L'expérience norvégienne, bien qu'apparemment en voie d'extinction, offre des leçons inestimables. Elle a démontré de manière empirique qu'il est possible et sécuritaire d'offrir un traitement hospitalier pour la psychose sans l'usage systématique de médicaments, au sein même du système public. Les résultats de l'unité de Tromsø, notamment l'absence d'incidents graves et les bénéfices qualitatifs rapportés, constituent une preuve de concept solide.
Les travaux norvégiens ont également mis en lumière les motivations profondes des patients, qui ne relèvent pas d'un simple dogmatisme anti-médicaments, mais d'une quête de sens, de maîtrise et de reconnexion émotionnelle. Ils soulignent l'importance cruciale du choix et du soutien dans le processus de rétablissement.
Cependant, l'échec de la pérennisation de ces services est tout aussi instructif. Il révèle que pour qu'un changement de paradigme réussisse, il ne suffit pas d'une volonté politique initiale et de projets pilotes réussis. Il doit s'accompagner d'une transformation profonde des institutions, des formations professionnelles et des mentalités au sein du système de santé. Sans un ancrage institutionnel solide et une protection contre les aléas politiques et budgétaires, les innovations, même celles plébiscitées par les usagers et reconnues internationalement, restent vulnérables.
La "lumière mourante" de l'expérience norvégienne n'est peut-être pas une fin, mais un avertissement. Elle a ouvert une brèche, prouvé qu'une autre voie était possible, et il appartient désormais à la communauté internationale de s'emparer de ces leçons pour continuer à plaider pour des systèmes de santé mentale plus humains, plus diversifiés et véritablement centrés sur le patient.
Références
[1] France Info - Norvège : une expérience inédite en Europe pour traiter les troubles mentaux sans médicament [2] BBC News - How Norway is offering drug-free treatment to people with psychosis [3] Reitan, E. C. K., et al. (2024). Why do patients want medication free treatment for psychosis? An explorative study on reasons for applying to medication free programs. BMC Psychiatry, 24(127). [4] Mad in America - The Dying of the Light: Norway's "Medication-Free" Services for Psychotic Patients Are Fading Away