For my English-speaking readers, this post is the French adaptation of this one addressing some of my research works on dark matter simulations at particle colliders.
Je continue aujourd’hui la discussion à propos de mes activités de recherche de ces dernières années. Cette fois, le sujet se trouve à l’interface de la physique des particules et de la cosmologie, et concerne la matière noire (parfois appelée matière sombre).
Le travail que je décris a donné lieu à deux publications scientifiques en accès libre, une plus technique en 2020 et une plus phénoménologique en 2021. Un autre article est en cours de rédaction, et nos résultats contribueront à un prochain Yellow Report du CERN.
Le concept de matière noire est très motivé, comme expliqué le mois dernier dans ce blog ainsi que ci-dessous. Nous avons par conséquent des centaines de modèles de matière noire disponibles, et il est de notre ressort de les tester vis-à-vis des données.
Dans les publications auxquelles ce blog est dédié, nous avons tout d’abord proposé un cadre théorique pour étudier la matière noir au Grand Collisionneur de Hadrons du CERN de façon générique. Cela permet de tester simultanément un grand nombre de modèles de matière noire. Ensuite, nous avons utilisé ce cadre pour étudier plusieurs cas, et démontré qu’un signal de matière noire est potentiellement moins sombre (et donc plus visible) que prévu .
[Crédits: Mario de Leo (CC BY-SA 4.0)]
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[Crédits: NASA (CC BY 2.0)]
On s’attend ainsi à ce que les étoiles les plus éloignées du centre galactique soient plus lentes (la pente de la ligne pointillée est descendante lorsque l’on se déplace vers la droite de la figure). Cette prédiction n’a rien de farfelu, vu que quasi toute la masse de la galaxie se trouve près de son centre. On a d’ailleurs une prédiction similaire pour la vitesse de rotation des planètes autour du soleil.
Cependant, les mesures de la vitesse des étoiles de Messier 33 sont données par l’autre courbe de la figure, avec les données en jaune et bleu. Les étoiles se déplaceraient bien plus rapidement que ce que la gravitation prédit.
Ce problème peut être résolu de deux manières. Soit on modifie la gravité, soit on ajoute de la matière particulière qui ni réfléchit, ni absorbe, ni émet de la lumière.. Cette forme de matière est appelée matière noire.
Aujourd’hui, la présence de matière noire (et la cosmologie standard) semble confirmée par de nombreuses autres preuves indépendantes. Cependant, il faut garder à l’esprit que la gravité modifiée n’est pas exclue non plus. La meilleure de ces autres preuves est, d’après moi, l’influence de la matière noire sur le fond diffus cosmologique, le CMB.
380,000 ans après le Big Bang eut lieu ce qui est appelé en cosmologie la recombinaison. À ce moment, les premiers atomes sont formés, ce qui a pour conséquence que la matière devient électriquement neutre. Les photons de cette époque ont tout à coup la possibilité de voyager sur de grandes distances sans interagir (vu que les photons n’interagissent qu’avec des objets chargés électriquement), et ont donc rempli tout l’univers.
Nous pouvons mesurer la température de ces photons, connus aussi sous le patronyme de rayonnement fossile de l’univers. La carte des variations de température du CMB par rapport à sa température moyenne de 2.73 degrés Kelvin donne alors une photo de l’univers tel qu’il était au moment de la recombinaison. Cette photo ne fait du sens qu’avec de la matière noire.
Comme autre motivation pour la matière noire, on peut mentionner le phénomène de lentilles gravitationnelles. Quand un objet massif comme une galaxie se trouve entre un observateur et une source de lumière, on peut observer une déformation de l’image de la source. Étudier ces déformation permet alors d’obtenir des informations sur la galaxie se trouvant entre l’observateur et la source. Dans de nombreuses études, à nouveau, on a besoin de matière noire pour comprendre ce qu’il se passe.
Toutes ces raisons, ainsi que d’autres raisons non mentionnées dans ce post, sont indirectes. Cependant, elles convergent toutes vers la même conclusion, et ce de façon consistante : la matière noire aide fortement à comprendre les observations.
Malgré cela, il nous manque encore une preuve : une preuve détection directe de matière noire. Ceci est crucial afin de pouvoir savoir lesquels des modèles de matière noire proposés sont viables. On a deux options pour obtenir cette preuve à partir du moment où l’on suppose que la matière noire interagit avec les particules du Modèle Standard.
On peut tout d’abord utiliser les détecteurs attendant tranquillement d’enregistrer la collision d’une particule de matière noire venant du cosmos avec un de leurs constituants. Le recul de ce dernier peut alors être enregistré, ce qui nous permet de conclure. L’image ci-dessous illustre ce mécanisme.
[Crédits: SLAC]
Nous avons également un deuxième moyen via les collisionneurs de particules comme le Grand Collisionneur de Hadrons du CERN, le LHC. On utilise ici les collisions de protons accélérés à des vitesses proches de la vitesse de la lumière pour produire de la matière noire directement.
Cette dernière se matérialise comme de l’énergie et de l’impulsion manquante dans le détecteur. La matière noire est en effet invisible. De plus, énergie et impulsion sont deux grandeurs conservées dans tout processus physique. Si de la matière noire est produite, elle va créer un déséquilibre par rapport à ces lois de conservation (vu que les particules de matière noire quittent le détecteur discrètement en emportant de l’énergie et de l’impulsion). Ce déséquilibre permet alors de reconstruire les propriétés de l’invisible à l’aide du visible.
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[Crédits: PRD 97 (2018) 092005 (CC BY 4.0)]
Cette figure montre le déséquilibre obtenu dans la conservation de l’impulsion lorsque le détecteur reconstruit une cascade de quarks et de gluons appelée un jet. Les données sont indiquées par les points noirs (avec des barres d’erreur minuscules). Ces dernières sont en excellent accord avec le Modèle Standard (la somme des histogrammes colorés). Ainsi, nous n’avons aucun signal de matière noire émergeant des données…
Mais l’histoire n’est pas si simple. La classe de modèles simplifiés considérée est loin de décrire tous les modèles de matière noire. Il en existe ainsi un grand nombre où des couplages de type Y-DM-DM et Y-SM-SM sont interdits. Cette configuration particulière est celle que nous avons étudiée dans les articles dont parle ce blog (ici et là).
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[Crédits: PLB 813 (2021) 136038 (CC BY 4.0)]
Dans cette figure, on utilise une recherche de matière noire au LHC existante. Nous avons interprété les résultats de cette recherche dans le contexte de notre modèle simplifié. Plus précisément, nous avons fixé le couplage Y-SM-DM et étudié l’évolution des contraintes avec les masses des deux nouvelles particules (la matière noire sur l’axe y et le médiateur sur l’axe x de la figure). Chaque point correspond donc à un choix particulier de masses pour la matière noire et le médiateur. De plus, la matière noire n’est stable que si le médiateur est le plus lourd des deux. Ainsi, les configurations au-dessus de la diagonale noire sont interdites.
Si l’on se borne à définir notre signal comme venant de la production de paires de particules de matière noire, on obtient les contraintes données par la ligne rouge. Toute configuration de masses sous cette ligne est exclue par les données. La matière noire et le médiateur ne peuvent donc pas être légers.
Étudions à présent les autres contributions au signal. On va voir que des scénarios plus lourds se trouvent être également exclus. Par exemple, le contour bleu est associé à la production d’une paire de médiateurs. Tout point situé en bas à gauche du contour bleu est exclu. De même, la ligne verte correspond à la production associée d’une particule de matière noire et d’un médiateur. Toute configuration de masse située sous cette ligne est exclue.
L’ensemble des scénarios exclus s’obtient donc par la combinaison des trois contours d’exclusion. Comme prévu, chaque composante du signal a un impact, de sorte que le LHC est en fait sensible à des scénarios de matière noire plus lourds que ce qui serait prévu en ne considérant que a production de matière noire par paire.
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Pourquoi la matière noire ?
--- Le sujet de la matière noire est très important en physique théorique et en cosmologie. Cette situation n’est bien entendu ni le fruit du hasard ni une idée folle de physiciens. Elle est totalement justifiée. Historiquement, la matière noire fut proposée dans les années 1930 et trouve sa source dans l’étude du mouvement de rotation des étoiles dans les galaxies. En utilisant nos connaissances sur le fonctionnement de la gravitation et sur la quantité d’étoiles dans le ciel (que nous déterminons à l’aide de la lumière qu’elles émettent), on peut calculer la vitesse de rotation des étoiles en fonction de leur éloignement du centre galactique. Par exemple, dans le cas de la galaxie Messier 33, nous pouvons nous référer à la ligne en pointillé ci-dessous.

Modélisation d’un signal de matière noire au LHC
--- Vu la grande quantité d’énergie disponible au Grand Collisionneur de Hadrons et son taux de collisions très important, on s’attend à pouvoir produire des signaux de matière noire de façon régulière. Cependant, nous avons tout un zoo de modèles de matière noire qu’il est intéressant de tester expérimentalement. Cette tâche s’avère être impossible (quand il y a trop de modèles, il y a trop de modèles…). Heureusement, nous n’avons pas à faire cela. Depuis quelques années, les collaborations expérimentales du LHC utilisent des modèles simplifiés pour l’interprétation des résultats de leurs analyses. Ces modèles simplifiés ont l’avantage de reproduire la façon dont la matière noire est incorporée dans de nombreux modèles simultanément. Le point clé est de reproduire correctement la partie des modèles qui est pertinente pour les effets liés aux collisionneurs. Ainsi, l’étude d’un seul modèle (simplifié) permet de contraindre plein de modèles (complets) en un coup. Les premiers modèles simplifiés pour la matière noire ont été proposés il y a 6 ou 7 ans (voir cette publication scientifique). Ils sont construits de la manière suivante. Tout d’abord, on prend le Modèle Standard tel qu’il est. Ensuite, on y ajoute une particule candidate de matière noire. Il faut finalement connecter cette dernière au Modèle Standard. Une connection directe est impossible, car cela impliquerait que la matière noire peut se désintégrer en des particules du Modèle Standard. Cependant, la stabilité de la matière noire est requise pour en avoir assez dans l’univers au jour d’aujourd’hui. Elle ne peut donc pas se désintégrer en quoi que ce soit. Ainsi, il nous faut connecter la matière noire au Modèle Standard indirectement, via une particule nouvelle jouant le rôle de médiateur. Dans le scénario proposé en 2015, le médiateur a deux couplages indépendants. Le premier d’entre eux le connecte à une paire de particules du Modèle Standard. On va appeler ce couplage Y-SM-SM, où Y représente notre médiateur et SM une particule du Modèle Standard. Le second couplage connecte le médiateur à une paire de particules de matière noire. On le notera Y-DM-DM où DM représente notre particule de matière noire. La production de matière noire au LHC se déroule alors en deux étapes. Tout d’abord, nous pouvons produire le médiateur lors de la collision de deux protons (grâce au couplage Y-SM-SM). Deuxièmement, le médiateur peut se désintégrer en une paire de particules de matière noire (grâce au couplage Y-DM-DM). Nous pouvons ainsi produire deux particules de matière noire lors de collisions de protons au LHC. Cependant, il est impératif que la paire de particules de matière noire ne soit pas produite seule. Sinon, on se retrouve à produire… rien du tout de visible (la matière noire est invisible). Mais il faut quelque chose de visible afin de déclencher l’enregistrement de la collision par le détecteur. Ce dernier considère en effet que rien ne se passe s’il ne voit rien. À partir des éléments visibles des produits de la collision et de leurs propriétés, les physiciens peuvent se rendre compte qu’il manque de l’énergie et de l’impulsion (vu qu’énergie et impulsion sont conservées). Ce manque sera alors associé à une ou plusieurs particules invisibles quittant le détecteur sans interagir avec ce dernier. Le mécanisme décrit ci-dessus a été étudié en profondeur durant les années précédentes et a permis d’interpréter les résultats des analyses expérimentales du LHC. Un exemple est donné ci-dessous.
Les modèles de matière noire en voie t au LHC
--- Nous allons nous concentrer sur les modèles de matière noire dits en voie t. Dans ces modèles, nous avons toujours le Modèle Standard d’un côté et une particule de matière noire de l’autre. À nouveau, ces deux secteurs du modèle sont connectés par un médiateur, mais cette fois-ci le médiateur se couple simultanément à une particule du Modèle Standard et une particule de matière noire (via un couplage que l’on note Y-SM-DM dans les notations introduites ci-dessus). Dans ce travail technique publié en 2020, nous avons implémenté cette classe de modèles simplifiés dans des outils de simulation de physique des hautes énergies. Cela a ensuite permis de simuler les signaux correspondants du LHC. Dans la publication suivante, nous avons étudié ces signaux. Comme je l’ai déjà indiqué ci-dessus, un signal de matière consiste en la production d’une paire de particules de matière noire (cette production par paire est une conséquence de la stabilité de la matière noire), avec un ou plusieurs objets supplémentaires visibles. Dans les modèles en voie t, cela se trouve être beaucoup trop naïf. Dans notre travail, nous avons démontré que le signal de matière noire contenait en fait trois composantes, la production par paires étant seulement l’une d’entre elles.- Nous pouvons produire deux médiateurs au LHC, qui se désintègrent ensuite chacun en une particule de matière noire et une particule du Modèle Standard (via le couplage Y-SM-DM).
- Nous pouvons produire un médiateur en association avec une seule particule de matière noire. Le médiateur se désintègre alors en une particule de matière noire et une particule du Modèle Standard.
