Début des années 2000 l'Espagne connaît un boom économique majeur et nécessite de la main d'œuvre ouvrière. Un des secteurs dynamiques et gourmand en emplois était la construction. Cette fortune économique attirait des travailleurs de toutes les régions du monde : Afrique du nord, Amérique du sud et pays de l'Est. Un des pays de l'est était l'Ukraine. On se moquait gentiment d'eux en disant qu'ils étaient devenu maçons dans l'avion.
Ces travailleurs trouvaient très facilement de l'embauche. Parfois une journée après l'autre, parfois plus, toujours dans des conditions relativement précaires. Ils étaient, et restaient longtemps, des clandestins. Le gouvernement Espagnol jouait le jeu avec talent. Vous travaillez, on ne vous ennuie pas trop. Pour être juste il faut dire qu'il y a eu plus tard une importante vague de régularisation, dont la plupart de mes amis ont profité.
Mais pour travailler correctement, comprendre et parler un minimum d'Espagnol était plus productif. Les mairies offraient donc des cours gratuits aux volontaires. C'était le cas de celle de mon petit village et arrivant moi aussi en Espagne sans avoir jamais étudié la langue, je me suis immédiatement inscrit.
L'école était une tour de Babel, sur une vingtaine d'élèves nous étions une bonne dizaine de nationalités. Sans autre langue commune que l'Espagnol,qu'aucun d'entre nous ne parlait encore, nous communiquions avec beaucoup de sourires et peu de mots. La professeure gérait de main de maître, sa disponibilité, sa compassion, sa gentillesse et surtout ses compétences lui permettaient non seulement de mettre à l'aise mais également de faire avancer ce groupe improbable. Rapidement ces rendez-vous bi hebdomadaires sont devenus des moments privilégiés de notre semaine.
Nous sommes devenus amis, rien d'extraordinaire, le sort d'un groupe de nouveaux arrivants dans un pays étranger. Ma situation était confortable, comme fonctionnaire français j'avais des papiers, un salaire ... Leur réalité était bien différente. Rien de tel qu'une adversité à affronter en commun pour renforcer les liens. Notre amitié ne s'est jamais démentie. Nous nous connaissons maintenant depuis 20 ans, années qu'ils ont mis à profit pour régulariser leur situation, créer des entreprises et fonder des familles.
Loin de n'avoir que des moments difficiles en commun, nous avons profité de notre vie de banlieusards Madrilènes. Je vivais dans un mobile home qui a vu de nombreuses soirées où se côtoyaient des Marocains qui ne buvaient pas, des Ukrainiens, Finlandais ... qui buvaient trop, des Brésiliens ... la plupart des week end nous explorions les montagnes autour de Madrid, Guadarrama et surtout la magnifique sierra de Gredos. La montagne c'était mon truc à moi mais chacun avait décidé d'être ouvert aux passions des autres.
Plus tard j'ai acheté une fourgonnette et nous partions tous ensemble vers les Asturies, Cantabrie ... Clandestins ils ne pouvaient sortir du pays courant le risque du passage de frontière, mais l'Espagne offrait suffisamment de possibilités. Les 6 derniers mois de mon séjour, plusieurs d'entre eux ont eu leurs 1er papiers. Nous avons pu aller dans ma famille en France et dans notre famille d'adoption au Maroc dans le nord du Haut Atlas. Des voyages courts dont nous gardons tous de mémorables souvenirs.
Deux d'entre eux étaient Ukrainiens.
Retour dans le sud de l'Espagne, 20 ans plus tard
Ces deux amis Ukrainiens, qui étaient devenus deux belles familles, étaient chez nous, dans le sud de l'Espagne, pour quelques jours. Nous nous promenions sur la plage assez fréquentée pour un mois d'hiver. Il faut dire que le temps était fantastique, grand soleil et températures largement au-dessus de la moyenne normale. Les enfants ont commencé à jouer avec un chien fort sympathique et rigolo. Naturellement nous avons engagé la conversation avec les propriétaires, un couple de retraités de Madrid venus s'installer au chaud.
Bien que nous parlions l'Espagnol couramment, notre accent, le mien en particulier, nous trahit assez vite. La question, d'où venez vous ?, arrive immanquablement en début de conversation. Mon accent a déjà donné la réponse à nos interlocuteurs qui demandent par politesse, mais c'est plus difficile de reconnaître celui des Ukrainien !
Quand mes amis répondent qu'ils sont Ukrainiens. Les gens les assimilent immédiatement à des réfugiés, se désolent de ce qu'il se passe ... et nous invitent à un café. On a beau expliquer qu'ils sont là depuis 20 ans, qu'ils sont, par hasard, à quelques jours d'obtenir la nationalité espagnole (pour laquelle ils devront renoncer à l'Ukrainienne, l'Ukraine ne permet pas la double nationalité), qu'ils ne sont pas retournés en Ukraine depuis des années ... rien n'y fait.
Nous acceptons donc notre nouvelle condition de réfugié et le café qui va avec. Après tout, mes amis souffrent également de la guerre, même si c'est distanciel, comme on s'en doute.
C'est là que s'est produit un petit incident. Un Africain, probablement Sènègalais, est venu demander ou proposer je ne sais quoi. Comme tout bon vendeur, il s'est fait un peu insistant et le monsieur a fini par le renvoyer assez sèchement. Ce que j'ai fait souvent moi aussi. Pourtant je me suis demandé pourquoi il traitait aussi différemment ces deux types d'étrangers, mes amis Ukrainiens avec lesquels ils étaient d'une gentillesse extrême et ce vendeur Africain pour qui ils n'avaient aucune compassion ou sympathie ?
J'ai beaucoup hésité à poser la question, à aborder le sujet. Je ne l'ai pas fait. Le monsieur, comme j'ai dû le faire moi même souvent n'a probablement pas eu conscience de ce deux poids deux mesures. D'ailleurs la générosité de chacun ne regarde que lui même. Des petits morceaux de vie qui peuvent nous emmener, si on le souhaite, à se poser des questions.
* * * * *Une anecdote un peu triste dont le seul point positif est de m'avoir poussé à me souvenir et à écrire, avec plaisir, ce petit récit. Ce petit effort de mémoire et de mise sur le disque dur est une façon très agréable, que je découvre, pour se souvenir des périodes passées et de personnes qui non seulement les ont rendues inoubliables mais comptent encore beaucoup dans ma vie aujourd'hui.
* * * * Fin * * * *
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